Notre collègue Audrey Lemieux vient tout juste de faire paraître son troisième livre, un roman intitulé Rudesse :

«“Nous ferons cavalière seule. Laisserons dans notre sillage une poussière cinglante, mémoire de terre sèche et craquelée.”

Ils n’ont pas de nom, ces enfants nés sur la ferme de leurs parents, dans un paysage vaste, déployé, sans commencement ni fin. Ils sont, filles et garçon, “de la même peau”. Autosuffisants. Sans amis. Seuls – avec un père et une mère impitoyables. Dressés pour obéir, pour endurer, ils partagent le même fonds obscur, la même “fierté de souffrir”.

Pendant que le frère fait des anges dans la gravelle, les filles, les unes après les autres, partent à la ville. Mais elles restent, malgré elles, enchaînées aux terres plates et râpeuses, reliées par les nerfs, par les fils électriques, à la colère qui crépite.

Dans une langue d’une âpre beauté, d’une clarté saisissante, Audrey Lemieux donne à ce portrait de famille des couleurs tragiques et fabuleuses.» (http://www.lemeac.com/catalogue/3013-rudesse.html)

Configuration de la mort

LEMIEUX, Audrey,
L’ossuaire,
Leméac,
2017

Dans ce récit hanté par la mort, chaque lieu est presque un personnage à part entière.

À commencer par la ville de Kutná Hora, non loin de Prague, et dont les mystérieuses sonorités résonnent en ouverture :

À Kutná Hora, ce n’est pas l’heure de la prière, car on ne prie pas. À Kutná Hora, sur les pavés inégaux, la foule avance lentement. On n’entend que le chuintement des semelles et le clapotis des flaques d’eau. Les hommes et les femmes, malgré la pluie, arrivent nombreux par le train. À quel appel répondent-ils ? Comment savoir ? Les parapluies s’entassent, les cirés s’imbibent – tout le monde prend froid. Il faut attendre son tour avant de franchir les portes de l’ossuaire, avant d’entrer dans la bouche de ce grand crâne qui en contient tant d’autres. Et moi qui en sors, je ne comprends pas le tchèque, mais je sais ce que les os racontent, j’ai vu le ravage de la peste noire, quarante mille corps épars et mêlés au hasard des sculptures.

Puis, il y a l’épicerie où la narratrice est employée comme caissière, la maison de campagne où elle habite avec sa mère et la ferme du voisin, homme de peu de mots, mais avec lequel elle semble avoir noué un lien particulier, plus authentique. Même la côte du chemin Saint-Louis, qu’il lui faut gravir, à bicyclette, entre le travail et la maison, participe à la construction de l’effet de réel. Ce sont aussi, sans doute, les nombreuses notations visuelles, tactiles ou olfactives, sillonnant le récit, qui donnent vie à l’espace, à ce no man’s land. On croirait y être tant les sensations de la narratrice envahissent le lecteur à son tour, restent vives à sa mémoire.

C’est que la narratrice de L’ossuaire éprouve une réelle fascination pour la matière. À la fois solitaire et curieuse, tout ce qui semble faire peur aux autres éveille en elle une imagination, un étonnement, un questionnement sans limites. Son obsession pour le vivant et la mort se révèle d’ailleurs au contact de la peur que les autres en ont.

En effet, tout oppose la narratrice à la mère,  véritable « général d’armée », devenue veuve trop tôt, et fanatique du ménage, haïssant souvent ce que sa fille aime : « Ongles et cheveux sans vie devaient au plus vite être balayés dehors, et draps, coussins, tapis secoués frénétiquement quel que soit le temps ».

Cette pauvre femme terrorisée par la vie, effrayée par la mort, est bien incapable de répondre aux questions de sa fille, d’apaiser ses craintes, de mettre des mots sur l’intuition qu’elle a depuis l’enfance de l’existence de l’autre monde, de « la vie après la vie ».

L’obsession de la mort semble parfois être décuplée par ce silence qui  entoure le tragique de l’existence et dont il ne peut jamais être question, dans ce monde-ci, dans aucune conversation entre les personnages du roman, pas même avec son amie Maude, collègue de travail, souffrant d’anorexie (cela n’est jamais nommé ainsi) et dont l’allure cadavérique nargue la mort sous le silence coupable de l’entourage et de la narratrice. À l’épicerie, les employés, le patron, les clients  incarnent un monde sans âme, des êtres dévalués, des marionnettes, des automates, devenus de simples mécaniques corporelles : « il me semble qu’il ne se passait rien dans les regards où je m’aventurais, il me semble que j’en émergeais tout le temps déçue. »

On meurt beaucoup dans ce village où vit la narratrice. La proximité avec la terre, l’abattage des bêtes, le cycle des saisons, rendent la mort familière mais encore trop taboue ; « les cimetières, trop carrés, trop réguliers […] simulacres parmi d’autres ». Les accidents, la maladie sont aussi nombreux et emportent avec eux les êtres chers.

Mais le voyage à Kutná Hora provoquera-t-il une réconciliation, puisque ce qui est partout caché ici, « scintille comme nulle part ailleurs » là-bas ?

La frontière entre le monde des vivants et celui des morts est en réalité poreuse. La narratrice de L’ossuaire semble en fait vouloir briser la séparation, au risque de l’obsession, de la folie…

Quand on lit Audrey Lemieux, dès l’incipit, on est touché par son style d’écriture proche du cinéma. La narration réussit à projeter littéralement l’action, les gestes des personnages ou les lieux, devant les yeux du lecteur. La construction d’instants, d’intervalles, la succession des évènements, n’empruntent d’ailleurs pas des voies rectilignes et contribuent aussi à créer ce rapprochement avec le 7e art.

Mais au-delà de ces affinités, L’ossuaire n’en demeure pas moins un remède littéraire… pour apprivoiser la mort.

N. E.

Mathieu Blais à Plus on est de fous plus on lit

Sainte-FamilleMathieu Blais participait à l’émission littéraire Plus on est de fous plus on lit, à Ici Première, le mercredi 30 août. Il était interviewé par Mathieu Dugal à propos de son tout nouveau roman, (Sainte-Famille), paru récemment chez Leméac et dont on vous reparlera très bientôt.

Pour écouter l’entrevue, c’est ici.