« Songe pourpre », deuxième prix du concours de nouvelles littéraires 2015

« Et ces rêves se contorsionnaient en tous sens, prenant la couleur des chambres […]. »

Le masque de la mort rouge, Edgar Allan Poe

Je courais entre les invités comme entre des arbres, des arbres grands et animés par les vents de l’automne, habillés de noir et de pourpre, qui me balançaient parfois leurs branches pour m’attraper et me vanter leurs feuilles. Mais je n’avais pas le temps de parler de feuilles. J’étais à la poursuite de quelque chose. Alors, quand une branche se présentait à moi, je la menais à mes minces lèvres et la baisais deux fois. Puis, si la branche provenait d’une dame, je lui faisais faire un tour et mille autres ; ainsi, sa robe se mettait à voler et j’avais l’impression, dans ma poursuite, de valser dans un champ de roses pourpres.

La nuit l’était aussi, pourpre. Quels beaux décors que les décors pourpres ! Les invités, en arrivant, avaient parcouru la maison à la recherche de rideaux et les avaient tous arrachés pour en faire des capes, que les hommes s’étaient appropriées. J’en avais une moi-même, la plus belle de toutes, et, en courant, je la faisais voler comme les robes des dames. Je renversais les coupes, aussi, pour colorer un peu les gens et la soirée. Le spectacle du vin qui vole et des verres qui explosent vaut celui des roses qui éclosent.

Les fenêtres, dénudées, invitaient la nuit à se joindre à la fête ; elle vint donc se répandre parmi nous et répandit sa luminosité sombre et pourpre dans la maison. Moi, de mon côté, je poursuivais quelque chose. Savoir quoi ne m’intéressait pas. Poursuivre pour poursuivre me suffisait. Je poursuivais donc quelque chose à travers mes invités, en faisant éclore les roses pourpres et voler le vin et claquer ma cape, et je ne me posais pas de questions. Le plaisir de pousser le sol et de me baigner dans la nuit et de ne pas me poser de questions me donnait la force de courir à l’infini. Ma maison n’avait pas de fin, comme mon euphorie.

Puis, je m’arrêtai.

Voilà ce que je poursuivais : mon euphorie ! Je l’attrapai dans mes mains, la regardai deux secondes, puis l’avalai tout rond. Malheureusement, l’euphorie était une chose qu’il était difficile de partager. Je me faufilai donc entre les éclosions et défilés de capes de mes invités et me dirigeai vers la fenêtre. C’était la fenêtre la plus grande de toute ma maison infinie. Je m’assis dans le fauteuil qui lui faisait face et savourai mon euphorie tout seul, les bras posés sur les bras du fauteuil. La fenêtre n’avait plus de rideaux : j’en avais moi-même un morceau sur les épaules. Mais, nue, elle n’en était que plus belle. Comme beaucoup de choses, d’ailleurs.

Je regardai longuement dehors. La nuit m’inspira, puis m’expira. Je respirais la nuit et la nuit me respirait. La proximité que nous venions de créer en nous respirant mutuellement ajouta à mon euphorie et j’eus de la difficulté à contenir ma joie. Ma poitrine se gonflait et dégonflait avec tant d’excitation que j’en tremblais dans mon fauteuil. Le dehors était un paysage à la Renoir que l’artiste aurait peint de nuit, aux teintes sombres et pourpres. Les collines d’herbe gracieuse et sombre suivaient des courbes délicates sur lesquelles je faisais débouler mon regard ; les arbres touffus et gentils dansaient en secouant leurs feuilles dans le vent.

« Je regardai longuement dehors et la vie tout à coup me sembla là, juste là. »[1] Je crus d’abord que c’était un petit arbre qui voulait se joindre au flamenco familial, mais, non, c’était bien la vie, de chair et de cheveux, qui s’approchait. La Vénus de Botticelli dans le paysage de Renoir. Elle s’approchait en dansant, d’une danse différente de celle des arbres, mais qui ne rendait pas le tout moins harmonieux. Au contraire, elle ajoutait énormément d’harmonie à la scène et sa chair laiteuse, sous sa chevelure rousse, contrastait joliment avec le décor et était plaisante à regarder.

La vie me saluait de sa blanche main aux doigts fins. Mais, lorsque je voulus répondre, je m’aperçus que je n’étais pas le seul destinataire de sa salutation. À ma gauche, un autre homme envoyait la main à la vie, lui aussi assis dans un fauteuil, face à la fenêtre. Et puis, à ma droite, trois autres invités assis dans leur fauteuil souriaient bêtement à la vie. Et puis, derrière moi, la pièce était remplie d’invités assis dans leur fauteuil qui saluaient la vie en retour. Lorsque je me retournai de nouveau, vers la fenêtre, la vie avait déjà reculé de quelques pas. Elle nous faisait toujours face et faisait toujours le même mouvement sympathique de la main, et ses cheveux ondulaient toujours dans le vent comme dans un bain, mais ses pieds foulaient l’herbe un peu plus loin de la fenêtre que quelques secondes auparavant.

J’observai longuement le visage de mes invités et je remarquai les effets de l’euphorie cessant petit à petit, qu’ils étaient tous livides, même si leurs lèvres étaient étirées en un sourire béat. Je remarquai que tous mes invités avaient un trait commun, et, sans savoir lequel, je ne l’aimai pas. Je me rappelai alors que je ne me rappelais pas en quelle occasion j’avais invité mes invités. Je regardai un peu moins longuement autour de moi. J’examinai chaque visage, chaque cape, chaque rose. Tous souriaient, mais, je ne le remarquai que là, tous avaient aussi cette curieuse et affolante et troublante larme au coin de leur œil.

Je retournai une dernière fois à la fenêtre : la vie s’était éloignée encore, et, cette fois, définitivement.

[1] La ballade d’Ali Baba, Catherine Mavrikakis.

Axel Robin