« La fugue à Sardou », premier prix du concours de nouvelles littéraires 2015

Dans le quartier ouvrier de Fatima à Longueuil, Mamie l’élevait seule. Enfin pas tout à fait, Michel Sardou aussi était de la partie. Michel Sardou et Mamie, c’était comme ses deux figures paternelles. Pas que Mamie n’était pas une femme, bien au contraire ! C’est juste que Mamie, elle jouait les deux rôles. C’est comme ça. Faute de l’avoir connue, elle persistait à croire en la famille nucléaire parfaite. Parfois, elle fumait en regardant par la fenêtre et brusquement, elle faisait venir le Petit. Elle lui disait : « Ton grand-père était un vrai gentleman. » puis l’envoyait chercher dans l’étagère à vitrine le portrait de ce jeune soldat mort dans une guerre oubliée. Assis sur les genoux de Mamie, il écoutait les histoires de ce héros, grand ennemi des communistes, en serrant le portrait contre son cœur.

Sardou gueulait toujours : « Je vais t’aimer comme on ne t’a jamais aimé… » Mamie, elle, gueulait toujours : « Va donc jouer dehors ! » Comme ça, le petit s’en allait et laissait Mamie bien tranquille avec Sardou. Pour jouer dehors, le Petit ramassait des élastiques autour des boites aux lettres. Avec assez d’élastiques, on peut bricoler pas mal de choses ; avec des branches et ses élastiques, il avait fabriqué une petite cage afin d’attraper l’écureuil noir qui trainait dans le parc.

« Ça mange des pinottes ces bêtes-là, j’en ai une boite pleine dans la remise », avait dit Mamie, imperturbable, en le voyant rentrer triomphant avec sa cage dans les mains. Ce n’était pas la première fois que le petit ramenait une bestiole à la maison, il avait déjà capturé d’autres écureuils, des chats errants, un chien en fugue et même des oiseaux. D’ordinaire, il les gardait rarement plus longtemps que deux jours. D’abord, il les observait faire le tour de la cage ou bien rester figés là, trop apeurés pour bouger. Il adorait nourrir ses petits prisonniers ; cet écureuil noir en particulier l’amusait beaucoup avec ses petites mains. L’angoisse de ses captifs finissait toujours par l’attendrir et il consentait, chaque fois, à les relâcher exactement là où il les avait capturés.

Le Petit ne parlait jamais, excepté aux bestioles. Pas même Mamie ne pouvait lui arracher un mot. Découragée, elle l’envoyait dans sa chambre en le traitant de petit mongol. Ce n’était pas facile pour cette vieille dame de subir le mutisme du Petit, surtout quand elle l’entendait, posant l’oreille sur la porte, s’adresser dans un français impeccable à ses bestioles : « Tu sais, un jour je partirai vivre comme l’enfant sauvage de Truffaut (avant qu’on le capture, bien entendu). J’ai lu dans un livre que l’existence précède l’essence… Ça veut dire que je peux devenir ce que je veux en faisant ce que je veux ! Je refuse d’être un orphelin mésadapté et aphasique. Je veux être un écureuil. Je suis un garçon-écureuil révolté et je n’irai plus jamais à l’école ! Je survivrai dans la forêt avec ma ruse et ma Bible du camping .»

Le lendemain matin il avait disparu. Si Mamie avait porté attention en cherchant le Petit dans la remise, elle aurait pu voir que la boite pleine de cacahuètes ainsi qu’une bonne partie de son matériel de camping et quelques outils s’étaient envolés. Ce qu’elle a remarqué, par contre, c’est que son lecteur-cassette et ses Michel Sardou avaient disparu. Elle remplit, déchirée, un rapport de police en pleurant comme jamais. «  Retrouvez mon bébé ! » Les policiers, complaisants, prirent tout le temps nécessaire pour consoler et rassurer la vieille commère. Elle en profita pour envoyer l’agent Doyon chercher dans l’étagère à vitrine le portrait de ce jeune soldat mort dans une guerre oubliée. « Mon mari c’était un vrai gentleman… »

Pendant ce temps, dans le parc régional, le petit achevait de monter un campement impeccable. Il avait d’abord trouvé un emplacement parfait, à l’abri du vent et des regards, puis raclé le sol pour l’égaliser en prenant bien soin d’enlever tous les cailloux pour optimiser son confort. Ensuite il s’était battu près de deux heures afin d’assembler, sans livret d’instruction, sa tente mal rangée, trouée et trop grande pour un enfant seul. Il avait réparé les déchirures dans la toile de sa tente, en cousant par dessus, de ses petites mains d’orfèvre, des morceaux de son imperméable découpés avec minutie. Enfin, il avait creusé des tranchées autour de son abri, question de rester au sec en cas de pluie. Il ne restait plus qu’à établir un inventaire rigoureux, cartographier la région et commencer un herbier rempli de notes sur la flore du boisé. Michel Sardou, mélancolique, lui chantait à l’oreille: « Je n’m’enfuis pas je vole… comprenez bien je vole… »

Deux semaines passèrent et la disparition du petit faisait les choux gras des médias. Les journaux publiaient leurs enquêtes avec des photos exclusives, les animateurs de radios s’indignaient et criaient à l’enlèvement. On avait même invité Mamie au téléjournal. Elle livra, somme toute, une performance tragique. On fit l’éloge des petites vieilles monoparentales et on rappela l’importance de la famille nucléaire parfaite.

Mamie, le lendemain, fidèle à sa nouvelle habitude, attendait installée devant la fenêtre du salon qui donnait sur la rue. Elle avait usé le bas du rideau à force de le frotter anxieusement entre ses doigts. Elle fixait. La fugue l’avait rendu neurasthénique et il faut ajouter que sans Sardou, elle était bien silencieuse, la maison. Quand l’accablement s’estompait, il cédait le pas à l’ennui et l’ennui, à l’insomnie nerveuse. En tordant ses draps, on aurait inondé la chambre de bile et de sang d’encre. Elle aurait bien voulu crever, la vieille, mais l’espoir que le petit reviendrait dépassait de beaucoup son propre malheur. Il était intelligent le Petit, ça, elle le savait.

Lorsqu’une voiture de police vint se garer chez la vieille, elle passa tout près de perdre connaissance. On allait lui annoncer je ne sais quelle nouvelle et la vieille s’attendait au pire. Soudain, elle le vit. Elle écrasa son mégot. Il était assis sur la banquette arrière et lui envoyait la main. Son visage, ses mains et ses habits étaient si terreux qu’on aurait dit l’enfant sauvage de Truffaut. L’agent Doyon le fit sortir et l’accompagna jusqu’à la porte. Elle ouvrit. « Mon petit vlimeux ! Mon petit escogriffe ! Voyou ! Saute dans l’bain tout de suite ! Chenapan ! » Mamie beuglait, la face pleine de larmes. Elle pinçait les joues du Petit en l’embrassant et bien qu’elle l’exhortait de sauter dans la baignoire, un lutteur de foire n’aurait pas pu s’échapper d’une telle étreinte.

Il s’était rendu de lui-même au poste de police en après-midi. Il cherchait l’expiation. Il avoua une multitude de crimes mineurs : vol à l’étalage, destruction du bien public, intrusion de nuit, feu en plein air en dépit du règlement municipal et patati et patata. Plutôt que le châtiment attendu, il reçut un accueil triomphal. L’agent Doyon, un véritable héros, lui fit visiter le poste du haut de ses épaules, dans la glorieuse clameur de ses collègues.

La vie reprit son cours. Mamie, Sardou, le Petit et le portrait du soldat étaient de nouveau réunis. L’histoire fit couler beaucoup d’encre, on tourna un reportage sur l’affaire et l’on en entendit parler à la radio. Mais la radio de Mamie, dans le quartier ouvrier de Fatima, était incorruptible. Sardou étouffait l’affaire, réunie sur le divan fleuri la petite famille rabibochée imparfaite écoutait sa voix berçante: « Elle a des cerises sur son chapeau la vieille, elle veut s’faire croire que c’est l’été… »

Renaud Pinet-Forcier